Aujourd'hui, dimanche 20 novembre, le Journal de l'Île de la Réunion (JIR) consacre trois pages entières à la Croche ! Un reportage de Sulliman Issop ( sulliman@jir.fr ) qu'on retrouve aussi sur le site internet du JIR : http://www.clicanoo.com/
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La Réunion n’a pas dérogé à l’universalité de la lutte. Au carrefour de plusieurs cultures, les Réunionnais - par besoin naturel de se mesurer - ont créé la croche. TÉMOINS
Allons jouer la croche !
Les jeux-longtemps - au même titre que les “z’histoires” et les sirandanes - s’inscrivent dans les traditions populaires qui enrichissent notre patrimoine culturel en perpétuel mouvement. Ainsi de la croche, joute conviviale, qu’il importe de sauvegarder et que quelques irréductibles s’appliquent à faire (re) découvrir.
[19 novembre 2005]
Avant d’être délaissée au profit des sports importés (judo, karaté, kung-fu, etc), la croche, telle qu’elle se pratiquait il y a quatre ou cinq décennies, était une activité à la fois spontanée, indissociable de la vie de tous les jours. Activité de loisir populaire authentiquement réunionnais, ce n’était ni un sport, ni un combat, ni un art, mais simplement un jeu, un divertissement, à deux, entre amis. Une lutte innocente, pour jouer, pour manifester l’amitié en se touchant. Et, à ce titre, bien évidemment sans se faire mal. Sans véritables règles non plus. Avec ses ficelles, ses tactiques, - en un mot, avec ses saveurs. C’était un jeu qui réapparaissait par saison, comme ceux de “cannettes”, de “cadoques”, de “toupies” et autres “feuille verte” ou “la main dann poche”. En tant que lutte, qu’on se le dise, la croche n’a rien à voir avec le moringue, forme de combat d’origine africaine et apparentée à la capoeira brésilienne. C’est la lutte sans les frappes. Les “marmailles” (frères... et sœurs, voisins, camarades de classe) la pratiquaient jusqu’à l’adolescence, dans la cour de l’école durant les récréations (sans forcément que les maîtres et maîtresses ne leur fassent de remontrances), ou autour de la case après les classes (avec l’assentiment des parents, ... une fois les corvées terminées, cela s’entend), ou aux abords de la boutique (au retour des commissions), ou bien sur le terrain de foot, voire sur la plage, pendant les vacances. Pour beaucoup d’anciens, actuels quinquagénaires, la croche, c’était - même s’ils se refusent à parler de sport - “le sport de (leur) jeunesse”, nous disent avec nostalgie la plupart de ceux avec qui nous l’avons évoquée. “Une façon de se mesurer entre gamins d’à peu près le même âge. Montrer sa force, son agilité, ce qu’on savait faire.” Il s’agissait de s’empoigner, de faire plier l’autre, de le bloquer au sol et ainsi de l’amener à se soumettre, à reconnaître que vous étiez plus fort que lui. Alors, le soumis criait “Arrête ! Tire ! La paix !” Et le vainqueur le libérait. Ils se congratulaient aussitôt, comme pour bien montrer qu’il ne s’agissait que d’un jeu, que le moment de fraternelle hostilité était terminée. Aucun ne gardait rancune.
Entre tradition et modernité
Grâce à la tradition orale et à la passion d’une poignée d’irréductibles qui ont souhaité faire œuvre de mémoire, la croche revit aujourd’hui. Au sein de clubs. Non plus comme un loisir, mais comme (véritable) sport de combat (moderne). Avec, en conséquence, des codes, des règles désormais définies. Un sport... noble, ouvert à tous (enfants comme adultes), en passe d’obtenir sa reconnaissance, puisqu’elle est même devenue une discipline éducative et donc enseignée (depuis mars dernier, la mairie de Saint-Paul a détaché à temps plein Pascal Blanca pour l’enseignement de la croche dans les écoles). Bref, une discipline tout aussi conviviale qu’autrefois et qui concilie tradition et modernité. Le Saint-Paulois se souvient de la croche de ses jeunes années. Bien des années plus tard, il s’est lancé, nous dit-il, dans l’apprentissage du sambo, un sport de combat qui allie la lutte libre et le judo russe. Dans le même temps, il croit déceler les “techniques” de la croche dans des bagarres de rue auxquelles il lui est donné d’assister. Avec Jérôme Sanchez, il recherche des témoignages d’anciens, note les résultats de sa collecte, compare, recense les “techniques” et “méthodes”, codifie les gestes. Avec Frédéric Rubio, itinérant de la Fédération française de lutte, expert en luttes traditionnelles africaines (il a passé quinze ans à recenser toutes les luttes traditionnelles pratiquées dans les différents villages du Sénégal), tous trois s’attèlent à l’élaboration d’un livre, qui vient de sortir et est déjà reconnu comme un ouvrage de référence. C’est leur combat contre l’oubli, disent-ils. Naît d’abord l’Académie de la croche, en mars 2001, qui a son siège rue Marius-et-Ary-Leblond à Saint-Paul, puis des clubs à côté au Port et dans l’Est à Sainte-Suzanne, l’année dernière, et cette année à Saint-André...
Réunionnaise de naissance
Grâce à leurs recherches, patientes et obstinées, nous pouvons affirmer que la croche se pratiquait déjà au tout début du XXe voire vers la fin du XIXe siècle. Et partout dans l’île. “Dans les hauts, depuis toujours”, rapportent certains. “Dans les cours d’usines sucrières” aussi, selon d’autres. Parmi eux, des Malgaches et des Comoriens, qui soutiennent que cette pratique était bien ancrée au sein de leurs communautés. Elle brassait d’ailleurs toutes les communautés ethniques et toutes les classes sociales de l’île, confirment tous les témoins. Quant aux origines de la pratique, les hypothèses avancées se contredisent. Beaucoup de gens pensent que la croche est véritablement née dans l’île. Peut-être au contact d’immigrants malgaches ou africains (la Réunion n’est-elle pas depuis toujours perméable à tout ce qui vient de l’extérieur ?), mais sans plus d’argument. Il est vrai que dans la société traditionnelle malgache les jeux de lutte, essentiellement paysanne, réglaient le quotidien des villages. Ils se déroulaient à l’occasion de cérémonies dans les fêtes coutumières (“Au cours du “daka” ou “diamanga”, sur les Hauts Plateaux, les combattants cherchent à se frapper et/ou se déséquilibrer uniquement en se servant des pieds et des jambes”, selon le Manuel de lutte africaine). Mais la croche ne peut être apparentée à de tels jeux ou combats quand bien même cordiaux, puisqu’elle excluait les frappes. Elle n’avait pour but que d’amener le lutteur adverse au sol, pour le soumettre (verbalement), grâce à l’agilité, la force, voire la ruse, mais jamais par des coups. La transmission se faisait à l’intérieur-même des familles, de père en fils (“comme chez les animaux”, commente le Saint-Pierrois Marcel Philippe) et de frère en frère (également de frère en sœur et de sœur en sœur), et de camarade de jeux en camarade de jeux. Chacun peaufinant ses ficelles, inventant les techniques. Exception qui confirme la règle, citent Patrick Blanca, Frédéric Rubio et Jérôme Sanchez, un M. Rousse de Saint-Paul, crocheur juste après la seconde guerre, disposait de... son propre entraîneur en la personne de “Bras Daniel”. Autre indication, certains crocheurs, eu égard à leur renommée, à leur technique ou à leur force, s’affublaient de surnoms comme “Tit boeuf”. Il arrivait parfois que l’agressivité prenne le dessus, un des crocheurs en profitant pour régler un différend, ou a contrario que l’un d’eux soit trop susceptible (évidemment, le perdant). D’un commun accord, les lutteurs savaient s’arrêter à temps et faire la paix. Si la croche était un jeu d’enfants, il arrivait aussi que des adultes s’y mettent, peut-être par nostalgie de leurs jeunes années. Toujours avec des camarades de leur même classe d’âge. Plus rarement, un adulte défiait un adolescent particulièrement fort ou habile : c’était pour rappeler qu’il avait connu son heure de gloire et peut-être montrer qu’il n’avait rien perdu de sa vigueur.
À l’Académie de la croche, les jeunes enfants apprennent les techniques recensées. Les dénominations d’autrefois comme “cales” (crocs-en-jambe ou balayages) sont toujours valables, certes, améliorées, précisées. Ainsi, “attraper les deux pattes” désigne “un ramassement de jambes à partir de la position debout”, tandis que “serrer les jambes” est valable pour “des ciseaux au sol” pour par exemple “couper la respiration”. “Tirer derrière la tête” ou “pousser la tête vers le bas” est utilisé pour déséquilibrer le partenaire. Chaque lutteur possède ses propres techniques, ses bottes secrètes. Les “bras dann collet” (saisies au cou) ou “’tranglements” (clés de bras ou de pieds) et autres “immobilisations en croix” permettent d’annoncer la victoire. Des techniques de soumission qui sont propres à d’autres disciplines comme le judo. Traditionnellement, la croche n’avait pas de règles bien établies. Sans être codifiée, elle était réinventée à chaque saison, dans chaque quartier et par chaque génération. Il était toutefois précisé que les actes violents étaient exclus et les fautifs étaient écartés et ne trouvaient plus de partenaires. Ainsi, pas de coups ni de morsures. Il n’était pas non plus question de tirer sur les vêtements, pour... ne pas les déchirer et ainsi éviter les corrections parentales. La lutte démarrait toujours debout, bras tendus. Et elle prenait fin quand, une fois les adversaires à terre, le plus mal en point, le souffle coupé, “battait la main à terre”, ou avait la force de crier “Arrête !” ou “Tire !” ou “La paix !”. Sans qu’il y ait de durée pré-établie, cela pouvait durer de quelques minutes à un long temps, c’est-à-dire tant qu’un crocheur ne s’avouait pas vaincu et pouvait encore lutter sans avoir le souffle coupé. Aux dires de certains “gramounes”, il pouvait y avoir plusieurs rounds, comme au catch. C’est justement le catch, le judo et les divers arts martiaux importés d’Asie, ainsi que le renouveau du moringue, discipline pratiquée entre “z’hommes” (entendez, entre adultes), pouvant être violente, qui ont éclipsé la croche, dans les années soixante-dix. Et même si l’origine réunionnaise de la croche semble établie, il n’est pas impossible que des crocheurs se soient laissé influencer par certains sports de combat récemment arrivés dans l’île, outre des techniques de luttes traditionnelles malgaches. Il est permis de constater que la société de consommation a tué la société traditionnelle.
“Le maire”, “lo couru”, “cachette”, “buté”, “zagat”, etc : Oubliés ou disparus De nos jours, qui connaît encore “lo couru” ou “le jeu zagat” ? Disparus ! Voici une énumération non exhaustive de quelques jeux-longtemps aujourd’hui disparus ou tout simplement oubliés :
“lo couru” ou “délivré”, “le maire” et “cachette”, apparentés par certains côtés au jeu “au gendarme et au voleur”. Dans “lo couru”, deux équipes (dont les membres sont bien sûr en nombre égal, mais pas en nombre limité) s’affrontent. L’une doit capturer des membres de l’autre, en les ceinturant debout et en comptant jusqu’à 3, tandis que l’autre équipe doit se sauver et délivrer les siens attrapés et retenus dans un rond dessiné sur le sol en leur touchant la main. Au bout d’un certain temps ou quand une des deux équipes est décimée, on compte les prisonniers. On change de rôle et l’équipe qui a fait le plus de prisonniers est déclarée gagnante.
toupie en bois, avec un clou de dimensions diverses pour “nay” (pointe) et une ficelle en coton, avec ou sans tête, et au ventre plus ou moins bombé.
“buté” ou “bité”, avec une pièce qu’on lance à partir d’un trait ou d’une ligne tracé (e) à terre comme pour les jeux de boules, en essayant de la faire tomber dans un petit trou creusé dans le sol.
“la roue” avec une vieille roue de voiture, de vélo ou un cerceau, plus un bâton ou deux selon l’importance de ladite roue.
“macatia” (du nom du petit pain rond et sucré), qui consiste à empiler des pièces.
le “zagat” : jeu d’adresse qui s’apparente aux jeux de boules comme la pétanque. Le joueur lance par exemple, avec ses deux mains jointes, une goyave bien verte, placée soit à l’intérieur d’elles soit au-dessus. Il doit la faire tomber dans un parmi trois trous alignés.
le “zobok” : selon Jean Albany, qui l’évoque dans son “P’tit glossaire”, il s’agit d’un jeu d’enfant très ancien. En français, “casse-couteau”. Il s’agit de lancer un couteau dans le sable et d’arriver à planter la lame droite ; sinon, on “fait carotte”, on perd. René Lacaille signale pour sa part que retrouve ce jeu au Canada, accompagné d’une chanson. Claude Vinh-San aussi de ce “jeu dangereux : depuis la position assise, il s’agissait de lancer un canif dans le sable ou la terre.” Notre vieux “dalon” de Saint-Leu évoque aussi “la boul o kan” (“la balle au camp”), qui consiste à envoyer une balle sur l’adversaire, qui doit toucher quelqu’un du camp d’en face en la renvoyant. Dans son jeu musical “Game zobok”, il chante : “Zoué zobok, marmay / Zoué zobok dann filao/ (...) Zoué zagat, marmay / Zoué zagat, marmay la kour / (...) Zoué la boul o kan / Zoué la boul o kan lékol (...)”
“Cadok” et cadoque Cadoque. Autre nom vernaculaire : cadoc. Nom scientifique : Caesalpinia bonduc (L.) Roxb. Synonyme employé par le père Raimbault : Guilandina bonducella L. De la famille des caesalpiniaceae, c’est une liane épineuse d’origine pantropicale peu répandue à la Réunion (vue à Grand’Anse, au-dessus de la Possession et à la Grande-Chaloupe), connue surtout avec le flamboyant. À Madagascar, cette plante est parfois commune et ses graines sont vendues sur tous les marchés. Éléments descriptifs : arbrisseau droïque, rampant ou non, atteignant 20 m de long, armé d’aiguillons généralement recourbés ; petites fleurs rarement vues ; les corolles ont des pétales jaunes, le supérieur marqué d’orange ; les gousses (ou fruits de légumineuses) sont épineuses et contiennent souvent une seule graine, de couleur grise (les graines dures peuvent garder leur pouvoir de germination même après deux ans et demi de flottaison dans l’eau). Propriétés et indications : sans doute comme au temps du père Raimbault, les Malgaches continuent à broyer les amandes qu’ils mélangent à l’huile de ricin, puis ils appliquent cet onguent sur les ulcères. Le jeu de cadoque (“cadok”) se pratiquait avec des graines de cadoque ou des osselets.
Frédéric Rubio, Patrick Blanca, Jérôme Sanchez (les auteurs du livre "La Croche - Lutte traditionnelle réunionnaise) et Geneviève Sévagamy (Séga La Croche)